Santé numérique : la prévention ne peut plus rester hors parcours
La prévention numérique s’impose dans les usages. Reste à l’intégrer au parcours de soins pour en faire un levier médico-économique.

Télésurveillance, objets connectés, IA prédictive : la prévention numérique a déjà fait ses preuves. Pourtant, elle reste encore marginale dans le parcours de soins. Pourquoi ce décalage persiste-t-il, et comment y remédier ?
Une adoption massive, mais une intégration encore floue
Quatre Français sur cinq ont déjà eu recours à un service de santé numérique. Pourtant, la prévention reste le parent pauvre d’un système toujours centré sur le curatif. Télésurveillance, téléconsultation, algorithmes prédictifs : les outils existent. Mais leur intégration au parcours de soins, leur financement et leur reconnaissance institutionnelle peinent à suivre.
Exemple frappant : en 2024, la télésurveillance de l’insuffisance cardiaque est entrée dans le droit commun avec remboursement forfaitaire, mais seuls 26 000 patients sont suivis à ce jour. Les plateformes comme Satelia montrent pourtant des résultats spectaculaires : –61 % de réhospitalisations, et une réduction de la mortalité de 36 % (étude TELE-SAT).
Ce que disent les chiffres et les patients
Le recours aux téléconsultations progresse : plus de 14 millions d’actes cette année, selon la CNAM. Les applications mobiles se multiplient pour l’auto-dépistage (FindRisk Péi pour le diabète, Keep A Breast pour le cancer du sein). En entreprise, les wearables connectés réduisent les troubles musculo-squelettiques et optimisent le suivi santé des salariés.
Sur le terrain, le message est clair. « Un tiers des hospitalisations pour insuffisance cardiaque seraient évitables avec une bonne prise en charge », rappelle le Pr Patrick Jourdain (AP-HP). Et pour le Dr Nicolas Pagès (Satelia), « c’est comme un très bon collègue à distance, qui vous alerte au bon moment ».
Mais malgré ces preuves d’efficacité, les usages restent dispersés. Les outils de prévention numérique ne sont pas encore systématiquement intégrés dans les protocoles, ni financés de façon incitative pour les professionnels de santé.
Obstacles persistants : inégalités, surcharge, et scepticisme
Le virage numérique est aussi un révélateur d’inégalités. Une part importante des patients suivis en télésurveillance ne peuvent pas utiliser les applis. Résultat : 1 patient sur 3 est suivi par téléphone. Coût des objets connectés, fracture numérique, interfaces peu ergonomiques : les freins restent nombreux.
Du côté des soignants, la multiplication des alertes, les doubles saisies et les outils non intégrés au dossier médical partagés génèrent de la frustration. Certains dénoncent aussi un risque de surdiagnostic, d’anxiété inutile ou de perte de sens.
Le professeur Dominique Costagliola le résume avec prudence : « La technologie n’a pas encore fait ses preuves de façon décisive sur la santé des populations. »
Vers une prévention numérique intégrée : quels leviers ?
Le tournant structurel n’est plus une utopie technocratique, mais une nécessité de terrain. Pour que la prévention numérique passe du statut d’innovation périphérique à celui de pilier de santé publique, trois leviers principaux se dégagent.
Il est urgent de sortir la prévention numérique de l’expérimentation isolée pour l’inscrire dans les protocoles cliniques standards. Cela implique d’imposer, dans les parcours de soins chroniques comme celui de l’insuffisance cardiaque, des modules de prévention numérique validés par la HAS. Ces outils doivent être intégrés dès la prescription initiale, et articulés autour d’une coordination réelle entre ville, hôpital, professionnels paramédicaux et services sociaux. Le tout, appuyé par des indicateurs de résultats mesurables, pas seulement d’usage.
Les outils existent, mais ils ne communiquent pas toujours entre eux. Accélérer l’usage de Mon Espace Santé par les patients et les professionnels, généraliser l’usage sécurisé de MSSanté, créer des passerelles fluides entre logiciels métiers et plateformes nationales : voilà des étapes indispensables pour fluidifier les parcours. À cela s’ajoute un impératif stratégique : garantir l’hébergement souverain des données, via des clouds certifiés SecNumCloud, pour protéger la confiance des usagers et sécuriser le développement d’algorithmes en santé publique.
La prévention numérique ne peut rester cantonnée aux appels à projets. Il faut créer un véritable forfait de prévention numérique, partiellement remboursé dès l’achat d’un objet connecté validé (capteur, balance, wearable). En parallèle, la nomenclature des actes doit évoluer pour reconnaître les actes de prévention numériques (auto-mesures, alertes comportementales, éducation thérapeutique dématérialisée). Enfin, l’introduction d’un système de bonus-malus dans les CPOM (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens) permettrait de valoriser concrètement les établissements qui réduisent les hospitalisations évitables par un meilleur suivi préventif.
Enjeux éthiques et avenir du modèle
Des projets comme MASSAI à Besançon et les travaux du CESE soulignent un point crucial : sans confiance, pas de prévention numérique durable. Il faut garantir la transparence des algorithmes, renforcer la sécurité des données, et maintenir l’humain au cœur de l’action.
Les think tanks comme CRAPS plaident pour une politique de prévention numérique publique, équitable, et pilotée par des données solides. La feuille de route 2025-2030 prévoit justement de lancer une évaluation médico-économique nationale sur la télésurveillance, avec 100 000 patients suivis.
Un add-on ou un virage systémique ?
La prévention numérique fonctionne, les preuves s’accumulent, et les patients s’y habituent. Mais tant qu’elle ne sera pas intégrée dans les référentiels de soins, financée durablement et encadrée éthiquement, elle restera un supplément, pas une stratégie.
Avec une gouvernance claire, des financements adaptés et une culture du résultat en vie réelle, la prévention numérique pourrait enfin sortir de l’ombre du curatif. Et devenir le socle d’une médecine prédictive, durable et centrée sur l’usager.