En consult’ avec Maxim Challiot : Le paradoxe du médecin hyperconnecté et pourtant si seul

"Nous devons pratiquer l'art d'être humain". Cette phrase d'un neuroscientifique américain m'a frappé par sa justesse. Comme un diagnostic parfait de notre époque médicale hyperconnectée.

Notre profession vit un étrange paradoxe. Nous, soignants, experts en relations humaines, sommes paradoxalement touchés par cette épidémie silencieuse de solitude moderne. Entourés de patients toute la journée, nous ressentons pourtant souvent cette “loneliness” que l’anglais distingue si justement de la simple “solitude”.

C’est un phénomène contre-intuitif. En théorie, quoi de moins solitaire que notre métier ? Nous sommes constamment en interaction, à écouter, examiner, expliquer, rassurer. Et pourtant, combien d’entre nous rentrent le soir avec cette sensation étrange d’avoir parlé à des dizaines de personnes sans avoir véritablement échangé ?

L’ironie est cruelle : la technologie censée nous faciliter l’exercice dresse souvent un mur invisible entre nous et nos patients. L’écran de l’ordinateur capte notre regard pendant que le patient parle. Les logiciels métiers transforment le récit complexe d’une vie en cases à cocher. La téléconsultation, si pratique soit-elle, filtre ces micro-expressions qui font la richesse d’une rencontre réelle.

Plus troublant encore : alors que notre métier est fondé sur le contact humain, nous adoptons les mêmes réflexes d’évitement social que le reste de la société. Combien d’entre nous préfèrent échanger par messagerie sécurisée plutôt que d’appeler un confrère ? Combien de staffs médicaux se tiennent désormais en visioconférence alors qu’une réunion physique serait possible ?

Les chiffres concernant notre profession sont éloquents : la moitié des médecins se sentent isolés professionnellement. Un comble pour des experts en relation d’aide ! Nous souffrons collectivement de ce que les psychologues appellent “le paradoxe de la connexion sociale” : nous fuyons précisément ce qui pourrait nous rendre plus heureux et efficaces.

Cette déconnexion a des conséquences concrètes. Les discussions de couloir qui permettaient de partager un doute sur un patient difficile disparaissent. Les déjeuners entre confrères, ces moments informels où se transmettait tant de savoir implicite, se raréfient. Même les congrès, autrefois lieux d’échanges vivants, deviennent des séries de présentations à regarder, écouteurs aux oreilles, dans une forme de solitude collective.

La pandémie n’a fait qu’accélérer cette tendance. Nous avons goûté à la facilité des échanges digitaux, et comme le reste de la société, nous avons découvert le confort trompeur de l’isolement. Mais à quel prix ?

Car ce qui fait la richesse de notre métier – ce qui lui donne son sens profond – n’est pas dans les compétences techniques. C’est cette capacité unique à créer du lien, à tisser une relation authentique avec l’autre dans sa vulnérabilité. Une compétence qui, comme un muscle, s’atrophie faute d’exercice régulier.

Plus inquiétant encore : cette solitude professionnelle affecte directement notre capacité à soigner. Des études montrent que les médecins qui maintiennent des liens sociaux professionnels forts commettent moins d’erreurs, sont plus à jour dans leurs connaissances, et résistent mieux à l’épuisement professionnel.

L’avenir de notre médecine soulève des questions troublantes. Les assistants médicaux virtuels et les IA conversationnelles pourraient bientôt devenir nos principaux interlocuteurs professionnels. Si pratiques, si disponibles, si peu jugeants… mais si peu humains. Le risque est grand de voir se développer une médecine “parallèle” où les algorithmes parleraient aux algorithmes, les données aux données, en oubliant l’essentiel : la rencontre entre deux êtres humains.

Alors, que faire ? La prescription est simple, mais l’application complexe. Privilégier l’appel téléphonique au message texte. Prendre le temps de déjeuner avec des confrères. Participer à des groupes de pairs en présentiel. Oser la conversation informelle avec l’équipe soignante. Ces petits pas peuvent sembler insignifiants, mais ils sont le début d’une transformation profonde.

Car “pratiquer l’humain” n’est pas un simple exercice de développement personnel pour médecin en mal de lien. C’est revenir à l’essence même de notre art médical. C’est reconnaître que la médecine n’est pas seulement une science des organes, mais un art de la relation.

La prochaine fois que vous hésiterez entre envoyer un mail ou traverser le couloir pour parler à un collègue, entre activer votre caméra ou la laisser éteinte lors d’une réunion, rappelez-vous : ce n’est pas juste un choix pratique, c’est un choix de médecine. Et peut-être même, un choix de civilisation.

Dr Maxim CHALLIOT

Maxim Challiot

Maxim Challiot est un médecin passionné et engagé, spécialisé en Médecine Physique et Réadaptation ainsi qu’en médecine préventive et sociale. Il développe une approche centrée sur l’humain, convaincu que la mission des professionnels de santé doit être recentrée sur leur pouvoir d’agir. Son engagement se traduit par une implication active dans des projets à forte valeur humaine, visant à réduire les inégalités sociales en santé, promouvoir le bien-être environnemental et mental, et renforcer l’autonomie des personnes ainsi que le soutien entre pairs.

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