Médicament, données, parcours : la chaîne thérapeutique se connecte enfin
Prescription, données, IA : la chaîne thérapeutique se digitalise enfin pour renforcer la sécurité et la continuité des soins.

La promesse d’un continuum thérapeutique enfin crédible
Pendant des années, la coordination entre médicament, données et parcours patient a ressemblé à une utopie numérique. Chacun travaillait dans sa bulle : médecins, pharmaciens, hôpitaux, éditeurs. Aujourd’hui, la convergence est enfin palpable. Digitalisation du circuit du médicament, e-prescription, interopérabilité FHIR, télésurveillance, IA clinique : tous les maillons du soin se connectent peu à peu.
Mais cette mutation, aussi prometteuse soit-elle, avance-t-elle au rythme des besoins réels du terrain ?
Le circuit du médicament : un archipel en voie de connexion
Longtemps, l’informatisation du circuit du médicament a créé plus de silos qu’elle n’en a supprimés. D’un côté, la prescription électronique ; de l’autre, l’analyse pharmaceutique ou la traçabilité d’administration, souvent sur papier. Résultat : entre 47 et 67 % des patients présentent une divergence entre leurs traitements en ville et ceux à l’hôpital.
Et les conséquences sont lourdes : 10 000 à 30 000 décès par an en France seraient liés à des erreurs médicamenteuses, selon les chiffres officiels.
Les causes ? Des transitions mal gérées, entrée, sortie, transfert. Près de 40 % des erreurs concernent la dose, 28 % le médicament, 19 % une omission. Pour y répondre, certains établissements montrent la voie. Au CH de Valenciennes, la digitalisation complète du circuit a permis de réduire de 50 % les erreurs médicamenteuses. L’enjeu n’est donc plus de convaincre, mais de généraliser.
FHIR et CI-SIS : l’interopérabilité sort du jargon pour devenir un usage
Informatique communicante, cadre CI-SIS, standard FHIR… longtemps perçus comme des sigles obscurs, ces termes deviennent aujourd’hui concrets dans les hôpitaux.
Le Cadre d’Interopérabilité des Systèmes d’Information de Santé (CI-SIS) impose désormais des règles communes à tous les logiciels médicaux. Objectif : que les systèmes se comprennent, partagent, s’alimentent.
Au cœur de ce dispositif, le standard FHIR (Fast Healthcare Interoperability Resources) fait figure de révolution silencieuse. Là où les anciennes normes HL7 échangeaient des documents entiers, FHIR découpe les données en « ressources » modulaires, un résultat, une ordonnance, un examen.
Cette approche API modernisée permet à un médecin de consulter instantanément un résultat de biologie ou une imagerie, sans ouvrir l’intégralité du dossier patient.
C’est la clé de voûte de l’écosystème Mon Espace Santé, dont 68,7 millions de Français disposent déjà d’un profil, et 16 millions l’ont activé. Chaque mois, 30 millions de documents médicaux y circulent : ordonnances, comptes rendus, bilans biologiques.
L’e-prescription : un tournant encore inégal selon les pratiques
Depuis janvier 2025, la prescription électronique est devenue obligatoire en ville. Fini les ordonnances papier : chaque prescription génère un QR code unique, consultable en pharmacie et archivé dans Mon Espace Santé.
L’objectif : sécuriser les ordonnances, tracer les traitements et éviter les falsifications.
Mais sur le terrain, la mise en œuvre reste contrastée. L’Ordre des chirurgiens-dentistes alertait fin 2024 : « trop peu de patients utilisent encore Mon Espace Santé », et nombre de cabinets n’étaient pas prêts faute d’intégration logicielle.
À l’hôpital, le Ségur numérique a permis de franchir un cap avec la vague 2 : les éditeurs RIS et Drimbox sont référencés, et les hôpitaux s’équipent progressivement. La marche reste haute, mais le sens est enfin clair : la prescription devient un point d’entrée numérique unique pour le parcours thérapeutique.
L’intelligence artificielle, nouveau garde-fou de la prescription
À Bordeaux, la start-up Synapse Medicine s’est imposée comme pionnière de cette « pharmacovigilance augmentée ». Son moteur d’aide à la prescription, alimenté par l’IA et les référentiels officiels (HAS, EMA, Thériaque), alerte sur les interactions, suggère des alternatives et génère des ordonnances personnalisées.
En 2025, près d’un tiers des prescriptions de ville passent par ses outils. Son assistant conversationnel MedGPT, lancé en septembre 2025, dépasse ChatGPT sur les épreuves ECN 2023 de sept points en moyenne.
Avec le module Copilote Ordo, un praticien peut désormais générer une ordonnance complète à partir d’une simple indication, en tenant compte du profil patient : âge, poids, antécédents, allergies.
La synergie entre acteurs s’organise aussi. Lifen, plateforme française d’interopérabilité, a connecté son API FHIR au moteur de Synapse pour récupérer automatiquement les données patients issues du logiciel administratif. Résultat : un gain de temps considérable pour les pharmaciens hospitaliers et les prescripteurs.
Des capteurs au lit du patient : la donnée devient vivante
La chaîne thérapeutique connectée ne s’arrête plus à la prescription. Grâce aux dispositifs médicaux connectés, les données physiologiques remontent en temps réel : pression artérielle, glycémie, saturation, rythme cardiaque.
Des solutions comme Enovacom Patient Connect assurent cette passerelle entre dispositifs biomédicaux et dossier patient. Le CHU de Montréal a constaté un gain de deux heures par jour et par soignant ; à Grenoble, entre 24 et 31 heures de « gain infirmier » par semaine.
L’effet de cette captation continue est double : d’un côté, les médecins peuvent ajuster les traitements en temps réel ; de l’autre, les patients gagnent en autonomie et sécurité.
Télésurveillance : prolonger le soin au domicile
Depuis juillet 2023, la télésurveillance médicale est remboursée en droit commun. Cinq pathologies chroniques sont couvertes : insuffisance cardiaque, respiratoire, rénale, port d’une prothèse cardiaque et diabète.
Les premiers résultats sont nets :
- Au CHU de Caen, les réhospitalisations pour insuffisance cardiaque ont chuté de 56 %, selon le Pr Rémy Sabatier.
- À l’Hôpital Européen de Marseille, plus de 580 patients sont suivis en continu.
Mais pour que cette promesse tienne, les plateformes doivent dialoguer : alimenter le DPI, transmettre les alertes, synchroniser les données dans Mon Espace Santé. La continuité du parcours passe désormais par une interopérabilité fonctionnelle, pas seulement technique.
Automatisation et pharmacie hospitalière : la précision sans surcharge
La robotisation du médicament n’est plus une expérimentation. Au CHU Grenoble Alpes, pionnier depuis 2005, 24 armoires à pharmacie intelligentes sont désormais déployées. Résultat :
- -34 % d’erreurs médicamenteuses,
- -60 % de stocks,
- et 97 % du personnel souhaite continuer à les utiliser.
Le CHU de Bordeaux observe la même dynamique : baisse de 50 % des retours de médicaments non utilisés.
Mais le coût d’entrée, 1,5 à 2 M€ pour un système complet, reste un frein. Les établissements doivent donc bâtir des modèles économiques solides, intégrant les gains en sécurité et temps soignant.
De la donnée à la recherche : la boucle enfin bouclée
Les entrepôts de données de santé (EDS) deviennent le nouveau poumon du soin connecté. Le modèle OSIRIS, en oncologie, normalise 130 variables cliniques et génomiques au format FHIR, permettant aux CHU de croiser leurs données et d’accélérer la recherche multicentrique.
Le programme OncoDS d’Unicancer, soutenu par le Health Data Hub, fédère les EDS locaux pour mutualiser les données en temps réel et alimenter le Système National des Données de Santé (SNDS). Avec des acteurs comme Lifen DataLab, les équipes peuvent désormais rescanner automatiquement les comptes rendus pour extraire de nouvelles variables en quelques heures, une capacité que le Pr Benjamin Besse, de Gustave Roussy, qualifie de « puissance incroyable ».
Une chaîne connectée, mais encore en rodage
La promesse d’une chaîne thérapeutique fluide, sécurisée et intégrée n’est plus une fiction. Mais l’équation reste fragile : l’interopérabilité technique progresse plus vite que la culture du partage.
Les systèmes communiquent ; les acteurs, pas toujours.
Le dernier kilomètre, celui de l’usage quotidien, de la formation, de la confiance, reste à franchir. Pourtant, les chiffres parlent : 117 millions de comptes rendus de biologie, 69 millions de prescriptions, 26 millions d’imageries échangées dans Mon Espace Santé en 2024.
La chaîne thérapeutique est en train de se connecter. Encore partiellement, parfois laborieusement, mais pour la première fois, de manière cohérente et continue. Et c’est peut-être cela, la vraie révolution silencieuse du numérique en santé : passer d’un système d’informations à un système d’attention.