Thérapies numériques et IA : quels résultats, quels blocages ?
Les DTx avec IA embarquée offrent des résultats cliniques solides, mais font face à des freins réglementaires et économiques.

Des résultats probants, mais une adoption encore freinée
Avec un marché mondial en plein essor estimé entre 32 et 48 milliards USD d’ici 2030, les thérapies numériques intégrant de l’intelligence artificielle embarquée pourraient redéfinir en profondeur les usages thérapeutiques. Cette dynamique s’inscrit dans la prévention santé augmentée : objets connectés, IA, génétique comme on l’explique dans notre article “Comment les technologies transforment notre approche des soins ?“
Mais derrière les performances technologiques et les études cliniques encourageantes, plusieurs verrous freinent encore leur déploiement dans les parcours de soin. Quels usages fonctionnent déjà ? Qu’est‑ce qui bloque sur le terrain ? Et que faut‑il anticiper pour réussir à industrialiser ces solutions ?
Ce qui fonctionne : IA embarquée, effets mesurés et personnalisation temps réel
Contrairement aux applications santé classiques, les DTx sont considérées comme des dispositifs médicaux à part entière. Leur efficacité repose sur une validation clinique rigoureuse et une adaptation dynamique aux besoins du patient. Avec l’IA embarquée, c’est-à-dire intégrée localement dans le dispositif, sans dépendance au cloud de nouvelles possibilités s’ouvrent en matière de réactivité, de personnalisation et de fiabilité.
Deprexis, une thérapie numérique dédiée à la dépression, a démontré une amélioration significative des symptômes dans une méta-analyse de plus de 2 900 patients. Kaia Health, spécialiste des troubles musculosquelettiques et du sommeil, revendique une amélioration de 76 % chez les utilisateurs de son coach numérique. Aux États-Unis, l’application reSET, approuvée par la FDA pour l’addiction, montre une hausse de 50 % du taux d’abstinence lorsqu’elle est utilisée en complément des soins classiques. Tous ces résultats ont un point commun : la capacité de l’IA embarquée à personnaliser les contenus thérapeutiques en temps réel, selon le profil comportemental ou physiologique du patient.
L’IA embarquée permet une analyse des données sans transit par un serveur distant. Résultat : des réponses instantanées (moins d’1 milliseconde, contre 10 en cloud), une meilleure protection des données, et une autonomie bien plus longue pour les dispositifs mobiles. Certains capteurs peuvent effectuer plusieurs milliards d’opérations par seconde avec une consommation inférieure à 1 watt. Un argument fort pour les DTx portables, notamment en surveillance continue.
Grâce aux algorithmes embarqués, les DTx peuvent capter et interpréter des signaux subtils, en adaptant les exercices, messages ou alertes au profil du patient. L’algorithme Motion Coach de Kaia Health, par exemple, utilise la caméra du smartphone pour analyser la posture et adapter en temps réel le programme de rééducation. Résultat : plus d’engagement, moins d’abandon, et un meilleur suivi à long terme.
Ce qui coince : régulation, adoption clinique, technique et modèle économique
Malgré ces résultats encourageants, les DTx embarquant de l’IA font face à plusieurs obstacles structurants, en particulier en Europe.
Le règlement MDR s’applique à toutes les DTx en Europe, mais son interprétation varie d’un pays à l’autre. En France, le dispositif PECAN lancé en 2024 n’a toujours permis aucun remboursement. À l’inverse, l’Allemagne a déjà intégré 59 DTx à son système de remboursement (DiGA), avec plus d’un million de patients couverts. Ce déséquilibre crée un effet dissuasif pour les startups et les investisseurs français.
Pour mieux comprendre les enjeux réglementaires, l’article Franchir le mur réglementaire européen des DTx : mode d’emploi pour survivre et croître décrypte les implications du MDR, du RGPD et de l’IA Act pour les éditeurs de DTx
En France, plus de la moitié des médecins interrogés déclarent ne pas connaître les DTx. Ce manque d’information freine leur prescription et leur intégration dans les pratiques courantes. L’absence de guidelines claires, de protocoles d’usage ou d’outils d’aide à la décision accentue ce phénomène. En comparaison, en Allemagne, près de 72 % des patients reçoivent l’information directement de leur médecin, preuve d’une meilleure formation et d’un cadre plus structuré.
Le développement de plateformes comme AppThera montre la montée en puissance des DTx en France, notamment grâce au dispositif PECAN : AppThera accélère l’adoption des thérapies numériques en France
Optimiser un algorithme IA pour un usage embarqué nécessite de lourdes adaptations. Les modèles doivent être compressés (quantization) et épurés (pruning), au risque de perdre en précision. Ces compromis rendent le développement plus complexe et plus coûteux. Les contraintes de mémoire, d’autonomie et de performance exigent des compétences très spécifiques, pas toujours disponibles en interne dans les petites structures.
Les DTx n’entrent pas dans les canaux de remboursement traditionnels. Sans modèle de financement clair, beaucoup d’acteurs explorent des alternatives : vente en B2B, partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques, offres freemium ou “pay-for-performance”. Mais ces modèles nécessitent des cycles de vente longs, des preuves cliniques solides, et un accompagnement important du client. Ce contexte limite l’industrialisation.
Ce qu’il faut construire : harmonisation, formation, innovation et nouveaux modèles
Face à ces freins, plusieurs leviers émergent pour structurer durablement le marché des DTx avec IA embarquée.
Le règlement HTA, en vigueur à partir de janvier 2025, pourrait standardiser l’évaluation des dispositifs médicaux à haut risque au niveau européen. Une taskforce coordonnée par EIT Health a déjà formulé des recommandations pour reconnaître mutuellement les résultats cliniques et clarifier les critères économiques. Si ce mouvement se confirme, il pourrait considérablement accélérer l’accès au marché.
L’introduction de modules sur les DTx dans les cursus de médecine, pharmacie, kinésithérapie et sciences infirmières est désormais une priorité. La formation continue des praticiens, couplée à la publication de recommandations professionnelles, permettrait de sécuriser l’usage terrain. Les ordres professionnels ont un rôle structurant à jouer dans cette dynamique.
L’IA embarquée évolue rapidement. L’arrivée de modèles neuromorphiques, ou de circuits spécialisés ultra-basse consommation, ouvre la voie à une nouvelle génération de dispositifs plus puissants et plus économes. L’intégration de l’IA générative ou de l’apprentissage par renforcement pourrait aussi renforcer les capacités d’adaptation des DTx, en temps réel.
Les approches “pay-for-performance”, où le financement dépend des résultats cliniques obtenus, intéressent de plus en plus d’acteurs. De même, les partenariats avec les industriels du médicament pour compléter une prise en charge médicamenteuse commencent à se multiplier. Ces modèles combinés pourraient devenir les nouvelles bases économiques des DTx, en particulier avec IA embarquée.
Des DTx prêtes à soigner autrement, mais pas sans effort collectif
Les DTx avec IA embarquée ne sont plus un concept futuriste. Elles soignent déjà, montrent leur efficacité clinique, et ouvrent une nouvelle ère dans la médecine personnalisée. Pourtant, leur généralisation reste conditionnée à plusieurs chantiers : convergence réglementaire, éducation médicale, innovation technique et clarification des financements.
Le modèle allemand démontre qu’un cadre favorable peut accélérer l’adoption. Mais pour faire émerger un véritable écosystème européen de la thérapie numérique, il faudra jouer collectif entre États, industriels, praticiens et patients.
Les acteurs qui réussiront à combiner excellence clinique, pertinence technologique, ergonomie patient et viabilité économique seront ceux qui poseront les bases de la médecine numérique de demain.