Innovation Santé 2030 : à quoi bon innover si le terrain décroche ?

La France investit des milliards dans la santé, mais sans adoption terrain, l’innovation risque le gâchis programmé.

Des milliards, mais pour quel résultat ?

La France n’a jamais autant misé sur l’innovation en santé : 7,5 milliards d’euros avec le Plan Innovation Santé 2030, 650 millions pour le numérique, 1,2 milliard via Bpifrance rien qu’en 2023. Pourtant, le constat fait mal : 80 % des innovations échouent avant même d’arriver sur le marché. Et pour celles qui passent le cap, trois sur quatre disparaissent dès la première année de commercialisation.

Alors où ça bloque ? Certainement pas dans les labos, ni dans les pitch decks des startups. Le vrai goulet d’étranglement se joue ailleurs : dans les couloirs des hôpitaux, les habitudes des soignants, et la mécanique lourde d’un système qui peine à intégrer ce qu’on lui propose.

L’hôpital, cimetière des bonnes intentions

Tout le monde le sait mais peu l’avouent : entre 60 et 80 % des projets numériques plantent au moment du déploiement hospitalier. Pas parce que la techno est mauvaise, mais parce que l’adoption ne suit pas. Les soignants, déjà sous pression, voient souvent ces outils comme une menace plus que comme un soutien.

Une étude récente montre que 65 % des professionnels de santé craignent que l’intelligence artificielle ne mette leur emploi en danger. Forcément, ça ne donne pas envie de devenir bêta-testeur. Ajoutez à ça une absence quasi totale de formation au numérique dans les cursus médicaux : vous obtenez un cocktail parfait pour freiner l’adoption.

Résultat : les solutions validées cliniquement et financées à coups de millions restent sur la touche.

Le mur invisible de l’interopérabilité

Mais la psychologie n’explique pas tout. Le cauchemar récurrent des innovateurs, c’est l’interopérabilité. Chaque hôpital, chaque logiciel a ses propres normes, son propre langage. Brancher un nouvel outil sur ce millefeuille, c’est comme tenter d’ajouter une prise électrique américaine dans un mur français : ça finit en bricolage, long, cher, incertain.

France Biotech l’a identifié comme le verrou principal. Tant que les données ne circuleront pas facilement, les innovations resteront à la porte des parcours de soins. Les startups peuvent promettre monts et merveilles, mais si leur solution ne parle pas le même langage que le DPI de l’hôpital voisin, elle restera un PowerPoint séduisant.

Le prix de l’échec : un gouffre invisible

Quand une innovation échoue, ce n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour ses fondateurs. C’est une hémorragie financière pour tout l’écosystème. Un médicament, c’est onze ans de développement, 1,5 milliard de dollars investis, et seulement 7 % de chances d’aboutir à la commercialisation. En oncologie, la moitié des essais de phase III se terminent par un échec.

Les projets d’IA ne font pas mieux : 80 % échouent, et 89 % des entreprises n’en tirent aucun retour sur investissement. Derrière les communiqués triomphants, la réalité est souvent celle d’investissements transformés en gouffres. Et l’argent public n’y échappe pas : nombre de projets financés par la stratégie numérique en santé n’ont jamais dépassé le stade de la vitrine.

Quand l’innovation oublie ses utilisateurs

Le problème de fond, c’est la façon dont on conçoit ces solutions. Trop souvent, les projets partent d’une prouesse technique avant de chercher le problème qu’elle pourrait résoudre. On invente un utilisateur imaginaire, on développe une solution “parfaite”… qui ne colle à rien dans la vraie vie.

Résultat : des applis sophistiquées mais inutilisables dans un service surchargé, des outils connectés trop complexes pour des soignants qui n’ont pas deux minutes de rab, des solutions pensées pour les ingénieurs mais pas pour les infirmiers ou les patients.

La HAS le rappelle : le numérique en santé doit partir des usages. Or, en France, on a encore trop tendance à penser techno avant terrain.

Les tentatives de rattrapage

Pour corriger le tir, 37 tiers-lieux d’expérimentation ont été créés, avec 63 millions d’euros de budget. L’idée est bonne : tester les solutions directement sur le terrain, les ajuster, les confronter aux vrais utilisateurs. Plus de cent expérimentations sont déjà financées. Mais est-ce suffisant pour combler des décennies de décalage entre la conception et l’adoption ?

Même chose pour la formation : chaque euro investi rapporterait 3,2 euros d’économies en efficience des soins. Pourtant, on continue à sous-financer cet axe pourtant critique. Les rares initiatives montrent des résultats bluffants : un programme hospitalier de formation au numérique a généré cinq fois son coût en économies dès la première année. Mais ces exemples restent isolés.

Et si on arrêtait de fantasmer la “rupture” ?

Un autre biais culturel freine l’innovation en santé : l’obsession de la “rupture”. Dans l’imaginaire collectif, innover, c’est casser la table et repartir de zéro. Sauf que la santé ne fonctionne pas comme ça. On n’interrompt pas un protocole éprouvé du jour au lendemain.

Les vaccins à ARN en sont la meilleure preuve : vingt ans de recherche avant de sortir du labo. La vraie innovation en santé, c’est souvent une lente continuité, une différenciation tangible mais intégrée, pas une révolution immédiate.

Les solutions qui fonctionnent

Quand ça marche, c’est parce que les utilisateurs ont été impliqués dès le début. La co-construction, ce n’est pas un mot creux, c’est une méthode. Les tiers-lieux comme Station [E]-Santé l’appliquent déjà : usagers finaux associés à chaque étape, ajustements constants, confrontation permanente à la réalité.

Les projets qui réussissent ne se contentent pas d’installer une technologie. Ils accompagnent les soignants, forment, rassurent, valorisent les premiers adopteurs. Bref, ils traitent l’innovation comme un changement culturel, pas comme un déploiement technique.

2030 : année de vérité

Avec ses milliards investis, ses 2 600 entreprises healthtech et ses 60 000 emplois, la France a tout pour réussir. Mais sans un virage radical dans la manière de déployer, elle risque de transformer un atout en fiasco.

La fenêtre d’opportunité est unique. Reste à choisir : innover pour les ingénieurs… ou innover pour les soignants et les patients. Le défi n’est plus technologique, il est humain. 2030 sera l’année de vérité : réussite collective ou gâchis programmé.

Mickael Lauffri

Passionné par l'innovation technologique et l'impact de la science sur la médecine, je suis rédacteur spécialisé dans le domaine des technologies médicales.

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