Anticiper les pics aux urgences pour ne pas les subir : quand l’IA entre à l’hôpital
Trop de tension, pas assez de lits, un personnel épuisé à force d’ajuster en urgence. Dans un contexte hospitalier sous pression chronique, plusieurs établissements français misent sur l’IA pour ne plus subir. Objectif : anticiper l’activité, lisser les flux, reprendre la main sur la planification.

Ce que l’on ne prévoit pas, on le subit
Chaque jour, dans les hôpitaux français, la réalité des flux de patients se heurte à une planification souvent rigide, fondée sur des moyennes, des historiques tronqués ou des tableaux Excel bricolés. En amont comme en aval des soins, les marges de manœuvre sont réduites, et les réorganisations se font souvent dans l’urgence, quand les signaux faibles ont déjà été dépassés.
Résultat : des files d’attente aux urgences qui s’allongent, des patients installés sur des brancards faute de lits, des blocs opératoires déprogrammés, des soignants déplacés à la dernière minute, et une fatigue organisationnelle qui s’ajoute à l’épuisement humain. Ces dysfonctionnements ne relèvent pas d’un manque de volonté, mais d’un déficit d’outils pour anticiper.
Depuis quelques années pourtant, une bascule s’opère dans plusieurs établissements. À Valenciennes, Montpellier, Maubeuge ou encore dans le groupe Vivalto, l’intelligence artificielle s’invite progressivement dans le pilotage hospitalier. Son rôle n’est pas d’imposer des décisions, mais de donner de la visibilité. Et les premiers retours terrain ne relèvent plus de la prospective ni du discours de salon : ils sont concrets, mesurables, intégrés dans les pratiques.
Encore faut-il que ces outils inspirent confiance. « La confidentialité des données a été intégrée dès la conception de l’outil, et non ajoutée a posteriori », précise Optacare, l’un des acteurs engagés dans cette transition. « Nous n’utilisons que les données strictement nécessaires à la production des prévisions, conformément au principe de minimisation prévu par le RGPD. » Une manière de répondre aux inquiétudes récurrentes sur la sécurité des données hospitalières, tout en posant un cadre clair à l’usage de l’IA dans des environnements cliniques sensibles.
Valenciennes : la prédiction en action
Le Centre hospitalier de Valenciennes fait figure de pionnier. Depuis 2019, il expérimente un système d’IA développé avec Saniia et Calyps, destiné à prédire les flux de patients à 48 heures. En moins de deux mois, les équipes observent une fiabilité proche de 95 %. Plus encore que la performance brute, c’est l’usage quotidien qui retient l’attention : l’IA devient un outil d’aide à la décision pour les chefs de service, permettant d’anticiper les tensions à venir, de réajuster les plannings de soins et d’éviter certaines fermetures ou transferts en catastrophe.
Pour le Dr Antoine Maisonneuve, chef des urgences, l’effet est immédiat : il ne s’agit pas d’automatiser la décision, mais de voir venir, et de ne plus attendre que l’unité déborde pour réagir.
À Montpellier, la direction générale assume l’outil comme levier d’efficacité
Au CHU de Montpellier, la directrice générale Anne Ferrer défend une vision lucide : l’IA hospitalière n’est ni une menace, ni un gadget. Elle peut retirer des tâches inutiles aux professionnels ou en ajouter d’autres, plus ciblées, pour fluidifier les prises en charge. Ce qui compte, dit-elle, c’est qu’au bout de la chaîne, le patient bénéficie d’un hôpital plus réactif et les soignants d’un environnement moins chaotique.
Là aussi, l’anticipation devient un levier de régulation. Des simulations sont testées pour planifier l’ouverture de secteurs ou éviter la surprogrammation opératoire.
Optacare, une IA prédictive au cœur des décisions
Sans faire de bruit, la société française Optacare s’est implantée dans plusieurs hôpitaux avec sa solution PREDICT. Le modèle s’appuie sur les données d’activité passées/historiques, couplées à des éléments en temps réel comme des données contextuelles et des facteurs exogènes (évènements, saisonnalité…) pour générer des prédictions à 48 h ou 7 jours.
PREDICT est désormais intégré dans les pratiques décisionnelles de nos partenaires hospitaliers, pas comme un simple outil d’appoint, mais comme un véritable levier de pilotage opérationnel. Les prévisions fournies permettent aux équipes soignantes, aux directions des soins et aux cellules de régulation d’agir de manière plus anticipée, plus fluide et plus coordonnée.
Les taux de fiabilité annoncés dépassent les 93 %. Mais au-delà de l’algorithme, ce sont les usages qui comptent : certains établissements s’en servent pour affiner les plannings infirmiers – dimensionner les ressources humaines, anticiper les besoins en lits, évaluer les temps d’attente, lisser les entrées en hospitalisation ou décider du maintien d’activités programmées.
Le positionnement d’Optacare séduit autant par la performance technique que par sa volonté d’intégrer l’outil dans une logique de gouvernance médicale, sans court-circuiter l’expertise terrain. Son portefeuille de solutions couvre l’ensemble des enjeux organisationnels des établissements de santé : prévisions des flux aux urgences, planification RH, pilotage de l’hôpital de jour et gestion des approvisionnements.
IA explicable ou boîte noire ? La transparence en débat
Une autre tendance émerge : le refus croissant des solutions dites “boîtes noires”, dont les décisions ne sont pas interprétables. C’est notamment le pari de Hopia, une jeune pousse française qui développe une IA dite “symbolique”, capable d’expliquer chaque suggestion de planification, chaque arbitrage dans l’allocation des blocs opératoires.
Le groupe Vivalto Santé teste la solution dans plusieurs de ses cliniques. Là encore, la promesse n’est pas de déléguer la gestion, mais de donner aux décideurs un miroir fiable, lisible, et surtout actualisable à tout moment.
Vers une adoption massive ? Pas si simple
Sur le papier, les bénéfices semblent évidents : réduction des temps d’attente, meilleure allocation des ressources, apaisement des tensions internes. Le CHU de Rennes a observé une baisse de 30 % du temps d’attente aux urgences pour les suspicions de fracture, grâce à un outil de lecture automatisée des radios.
Mais les freins restent nombreux. Interopérabilité, gouvernance des données, méfiance culturelle, complexité des environnements numériques hospitaliers. Les chantiers sont immenses.
Un baromètre mené par le CHRU de Nancy et EY en 2024 montrait que 76 % des répondants identifient l’IA comme une priorité stratégique, mais que seuls deux tiers des CHU ont réellement mis en œuvre des dispositifs en production.
Une transition sous tension, mais enclenchée
L’intelligence artificielle ne va pas réenchanter l’hôpital. Elle n’est ni un remède miracle, ni un outil neutre. Mais intégrée avec méthode, elle peut permettre une bascule progressive d’un pilotage hospitalier réactif vers une logique d’anticipation structurée. À l’heure où chaque heure de soignant compte, où chaque lit disponible devient stratégique, ce déplacement du regard du constat vers la projection est loin d’être anodin.
Encore faut-il que les professionnels s’emparent des outils. Là où l’IA fonctionne, ce n’est pas parce qu’elle prédit mieux que l’humain, mais parce qu’elle aide à mieux décider, plus tôt, avec plus de lisibilité. Le gain n’est pas toujours spectaculaire, mais il est cumulatif : quelques heures d’avance dans la planification, quelques décisions mieux informées dans la journée, quelques tensions évitées dans la semaine.
« Ce que nous observons sur le terrain, c’est un changement progressif de culture : on passe d’une régulation souvent réactive, parfois subie, à une logique proactive, fondée sur la donnée », observe Optacare. Pour l’entreprise, l’enjeu n’est pas de remplacer les décisions médicales, mais de les outiller : « Les professionnels de santé restent évidemment maîtres des décisions, mais ils disposent désormais d’un outil partagé, fiable et mis à jour quotidiennement, qui renforce la qualité de leurs arbitrages. » Dans certains services, les prévisions issues de ces outils sont désormais discutées en réunion hebdomadaire, au même titre que les indicateurs classiques. « Cela permet de ne plus piloter l’hôpital seulement avec le rétroviseur. »
Les solutions testées aujourd’hui Optacare, Calyps/Saniia, Hopia, ne changent pas la donne à elles seules. Mais elles donnent des leviers nouveaux à ceux qui en avaient peu. Elles ouvrent une fenêtre dans un hôpital trop souvent contraint de naviguer à vue. Et si l’enjeu n’est pas de confier l’hôpital aux machines, il est urgent d’apprendre à s’en servir avant d’être dépassé.