Bloc opératoire : la technologie prend-elle vraiment le relais ?

Robotique, IA, jumeaux numériques : les dispositifs médicaux numériques s’imposent au bloc opératoire, mais l’adoption reste inégale et discutée.

Alors que la robotique et l’intelligence artificielle s’imposent dans de nombreux domaines de la médecine, le bloc opératoire reste un territoire ambivalent. Oui, la technologie s’installe. Oui, les investissements s’intensifient. Mais dans la pratique quotidienne, ce sont encore les inégalités d’accès, les défis organisationnels et les limites cliniques qui freinent l’élan. Pour les chirurgiens comme pour les hôpitaux, le virage numérique se fait à pas comptés, entre promesse d’optimisation et complexité de terrain.

Une montée en puissance technologique… à géométrie variable

Les chiffres sont sans appel : en 2022, à peine 15,6 % des séjours chirurgicaux dans les spécialités concernées (urologie, digestif, gynécologie, thoracique) ont été réalisés à l’aide de la robotique. Derrière cette moyenne, les disparités sont flagrantes. L’urologie tire nettement son épingle du jeu, avec 54,9 % d’actes assistés par robot, alors que la chirurgie digestive ou gynécologique plafonne sous les 7 %. Autrement dit, la majorité des patients français passent encore au bloc dans un cadre traditionnel, sans robot, sans IA, sans interface augmentée.

Cette adoption sélective reflète moins une résistance médicale qu’un environnement inégal. Certaines régions comme le Languedoc-Roussillon atteignent un taux de 72 % d’accès à la robotique en urologie, quand d’autres comme la Corse affichent un zéro pointé. Même constat dans la chirurgie digestive, où certaines zones ne disposent d’aucun robot en activité. Le plan France 2030 a beau mobiliser 40 millions d’euros pour faire émerger une robotique chirurgicale made in France, l’accès reste largement concentré dans quelques centres universitaires ou métropoles.

Quand l’intelligence artificielle entre au bloc

Si la robotique chirurgicale attire l’attention, c’est bien l’intelligence artificielle qui marque aujourd’hui un tournant plus discret mais potentiellement plus structurant. En novembre 2023, le CHU de Strasbourg a franchi une étape en réalisant une première mondiale : une intervention opératoire analysée en temps réel par une IA capable de suivre chaque étape de l’acte chirurgical. Ce jalon n’est pas anecdotique. Il marque l’entrée de la machine dans le cœur du geste médical, non plus comme simple outil, mais comme co-acteur.

Le professeur Éric Vibert, à l’initiative de la chaire BOPA (Bloc Opératoire Augmenté), insiste sur cette mutation cognitive. Pour lui, la complexité de la médecine moderne dépasse parfois les capacités humaines. « Nous avons les moyens théoriques de faire une médecine personnalisée de très grande qualité, mais nous n’avons probablement plus les capacités cognitives pour le faire correctement », résume-t-il. Derrière cette affirmation, une réalité : les blocs opératoires doivent devenir des écosystèmes intelligents pour absorber cette complexité.

Des millions investis, mais une rentabilité encore fragile

Les établissements n’ont pas attendu pour investir. En 2025, l’AP-HP a annoncé l’achat de neuf nouveaux robots chirurgicaux da Vinci Xi®, pour un montant total de 52 millions d’euros. À Bordeaux, quatre robots sont désormais en service. À Lyon, les HCL ont consacré 10 millions d’euros sur deux ans pour équiper leurs blocs. Mais ces achats n’effacent pas la question centrale : quelle valeur ajoutée réelle pour les patients et les équipes ?

Un robot chirurgical coûte entre 1,5 et 2 millions d’euros, auxquels s’ajoutent 200 000 euros de maintenance annuelle et près de 1 500 euros par intervention en consommables. Autant dire que la rentabilité d’un tel dispositif suppose un usage intensif et une organisation rodée. Le Dr Geoffroy Canlorbe, gynécologue à la Pitié-Salpêtrière, relativise l’engouement : « Le robot donne du confort aux chirurgiens, mais son bénéfice pour les malades reste discuté, hormis pour les patientes obèses, pour lesquelles il facilite l’opération ».

Des outils numériques au service d’une chirurgie augmentée

Le virage numérique dépasse le champ strictement robotique. La chaire BOPA développe actuellement des jumeaux numériques, permettant de modéliser précisément un organe ou une situation opératoire. Objectif : simuler l’intervention avant de la réaliser. À cela s’ajoutent des assistants vocaux chirurgicaux, capables de fournir des informations ou de communiquer en temps réel, sans interruption du geste.

Dans le paysage entrepreneurial, les initiatives se multiplient. La start-up SurgAR a levé 11 millions d’euros pour intégrer la réalité augmentée dans les chirurgies mini-invasives. Moon Surgical, de son côté, développe un robot collaboratif au design compact, pensé pour réduire la courbe d’apprentissage à quelques procédures. Ces innovations témoignent d’un mouvement vers des solutions plus accessibles, plus simples à implémenter, et mieux intégrées aux pratiques hospitalières.

Organisation, formation, acceptabilité : les angles morts du progrès

Mais la technologie seule ne suffit pas. Chaque robot installé exige une transformation organisationnelle complète. Il faut former les équipes chirurgicales, adapter les blocs, revoir les protocoles d’intervention. Un simple acte peut nécessiter entre cinq et trente minutes de préparation spécifique. Et les incidents, bien que peu fréquents, existent. L’ANSM recense chaque année entre 15 et 25 événements liés aux robots da Vinci, le plus souvent des ruptures d’instruments ou des pannes, sans conséquence clinique majeure mais révélatrices de la complexité du système.

Côté acceptabilité, les lignes bougent, mais lentement. Selon une étude PulseLife, 53 % des soignants français déclarent utiliser une forme d’IA dans leur pratique. Pourtant, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la réelle plus-value de ces dispositifs au bloc. Le professeur Dominique Costagliola le souligne : « La chirurgie assistée par robot ne montre pas une efficacité marquée par rapport à la chirurgie traditionnelle ». Le débat reste donc ouvert.

Ce que la technologie change (et ne change pas)

L’automatisation ne signe pas la fin du geste médical. Elle en redessine les contours. Dans cette évolution, la technologie n’éclipse pas l’humain, elle l’augmente. Elle accompagne, structure, sécurise. Mais elle introduit aussi des contraintes nouvelles, des coûts lourds, des enjeux éthiques, des besoins de formation et une vigilance accrue. Le projet MASSAI, porté par le CHU de Besançon, explore justement ces tensions entre innovation et humanité des soins. Il interroge les choix que devront faire les établissements : quels outils intégrer, à quel rythme, avec quelle gouvernance ?

Vers un bloc opératoire augmenté, mais pas automatisé

Le bloc opératoire de demain ne sera ni entièrement robotisé ni totalement déshumanisé. Il sera hybride, connecté, intelligent. La technologie prend parfois le relais, mais c’est le chirurgien qui reste à la manœuvre. Pour les professionnels de santé, cette évolution n’est pas à ignorer : elle appelle à repenser les pratiques, les parcours de formation, les critères d’investissement. Et surtout, à ne pas confondre innovation et progrès sans preuve.

La France a les moyens techniques d’une médecine augmentée. Reste à savoir si elle saura les déployer partout, de manière équitable, sans perdre le sens du soin.

Mickael Lauffri

Passionné par l'innovation technologique et l'impact de la science sur la médecine, je suis rédacteur spécialisé dans le domaine des technologies médicales.

Dans la même catégorie

Bouton retour en haut de la page
1s
toute l'actualité sur l'innovation médicale
Une fois par mois, recevez l’essentiel de l’innovation en santé, sans spam ni surplus.
Une newsletter totalement gratuite
Overlay Image