Burn-out des soignants : et si l’intelligence artificielle devenait leur alliée ?
Par Gerald-Reparate Retali, enseignant-chercheur à Rennes School of Business, et Perrine Chapot, fondatrice de la start-up Ochy.

Alors que la crise du système hospitalier s’approfondit, certains voient dans l’intelligence artificielle une possible alliée pour soulager les professionnels de santé. Encore faut-il que cette technologie soit conçue avec, et non contre ceux qu’elle prétend aider.
Une fatigue structurelle, pas seulement individuelle
Le burn-out des soignants n’est plus une alerte marginale mais un phénomène massif. En 2022, 44% des professionnels de santé se déclaraient en situation de burn-out, contre 32% en 2018, selon le baromètre Empreinte Humaine. Aux États-Unis, plus de 60% des urgentistes présentaient des signes d’épuisement professionnel en 2022, et près d’un médecin sur cinq envisageait de quitter la profession à court terme (Shanafelt et al., 2022). Ces chiffres soulignent une dégradation alarmante de la santé mentale dans un secteur clé du service public.
Les causes sont bien identifiées : surcharge administrative, pénurie de personnel, pression émotionnelle, déficit de reconnaissance. Autant de facteurs structurels qui ne peuvent être résolus par des réponses ponctuelles. Face à cela, la modernisation du système de santé, notamment par le numérique et l’IA, suscite autant d’espoirs que d’inquiétudes.
Une promesse de gain de temps… et d’humanité
Dans ce contexte, plusieurs professionnels de santé perçoivent l’IA comme un levier potentiel pour retrouver du temps médical, à condition qu’elle reste un outil de soutien. Elle permettrait d’alléger la charge liée aux tâches répétitives : documentation, prise de rendez-vous, génération de comptes rendus, analyse d’images médicales. L’étude de Balloch et al. en 2024 montre que la mise en œuvre d’intelligence artificielle ambiante1 peut entraîner une réduction de temps d’environ 26,3% lors des consultations cliniques.
Une infirmière belge, interrogée dans le cadre d’un travail de recherche mené auprès de soignants en France, Belgique et États-Unis, évoque l’intégration d’un chatbot dans son hôpital : « On a pu se consacrer davantage aux cas complexes, et consacrer plus de temps aux patients ». Ces expériences s’inscrivent dans la vision défendue par Eric Topol (2019), pour qui l’IA peut « augmenter » la médecine en libérant du temps pour la relation humaine.
Méfiance, surcharge numérique et fracture éthique
Toutefois, l’adhésion à l’IA reste conditionnée à la manière dont elle est introduite. Plusieurs soignants dénoncent des déploiements imposés « d’en haut », sans concertation ni formation. « On nous demande d’utiliser des outils IA sans formation, comme si c’était une évidence », déplore une infirmière d’un service d’ophtalmologie.
Le risque est alors de transformer une technologie censée soutenir le soin en nouvel agent de surcharge. Mal intégrée, l’IA peut devenir un facteur de stress, complexifier les pratiques et renforcer la perte de sens déjà ressentie par de nombreux professionnels. ll s’agit d’un outil d’IA intégré dans l’environnement de travail (souvent audio ou contextuel), qui fonctionne de manière discrète en arrière-plan pour assister les professionnels.
Christophe Nguyen, psychologue du travail et fondateur du cabinet Empreinte Humaine, met en garde : « L’IA doit s’inscrire dans une politique globale de qualité de vie au travail, et non dans une logique purement comptable ou technique. » Si elle est utilisée pour faire « plus avec moins », elle risque d’alimenter le mal qu’elle prétend guérir.
Gouvernance et co-construction : les conditions du succès
Pour que l’IA devienne un levier de transformation positive, sa mise en œuvre doit reposer sur trois piliers : la formation, la transparence algorithmique, et l’intégration progressive dans le respect des pratiques professionnelles. L’enseignant-chercheur Damien Richard plaide pour la création de communautés de pratiques dans les établissements de santé, afin que les soignants puissent s’approprier les outils, les adapter à leur réalité et échanger sur leurs effets.
Au-delà des enjeux techniques, c’est bien la gouvernance qui détermine l’impact de l’innovation. Trop souvent, les risques psychosociaux (RPS) restent absents des discussions stratégiques, alors qu’ils constituent un facteur clé de la performance des établissements. La Cour des comptes soulignait récemment l’urgence d’inscrire le bien-être des soignants au cœur des politiques de santé. Christophe Nguyen le résume ainsi : « Dès lors qu’un établissement cartographie ses risques, les atteintes à la santé mentale apparaissent comme aussi critiques que les pénuries de personnel ou les risques juridiques. »
Redonner du souffle au soin
L’intelligence artificielle ne sauvera pas l’hôpital à elle seule. Mais bien pensée, co-construite avec les soignants, accompagnée de temps, de formation et de reconnaissance, elle peut contribuer à soulager un système à bout de souffle. Le progrès n’est pas uniquement technique : il est humain.
Dans un système hospitalier sous tension, l’enjeu n’est pas de faire « plus vite », mais de faire mieux. Mieux soigner, mieux coopérer, mieux respecter les valeurs du soin. L’IA peut y contribuer – si elle s’intègre dans une politique globale de soutien aux professionnels, et non dans une logique de productivité accélérée. Car c’est avec, et non sans, eux que la transformation numérique du soin peut réussir.